jeudi, août 06, 1992

Faites-vous plaisir !

C’est l’histoire d’un groupe qui ne devait pas être là, qui bouscule les schémas établis, et qui propulse l’événement sportif au-delà de lui-même. L’aventure continue ce soir

Au début, ça ressemble à un vrai mystère. Voilà seize sportifs français qui, en dix jours, passent du rang d’inconnus totaux du grand public à celui de vedettes internationales avec photos quadrichromie et noms en gros caractères dans tous les journaux. Voilà toute la France prête à vibrer ce soir pour une équipe en bleu dans un sport qui, le reste du temps, a droit aux miettes médiatiques. Voilà un engouement autour d’une demi-finale olympique de handball qui n’est pas loin d’atteindre les taux de passion pour un autre ballon rond, plus gros et plus vorace.

A plus d’un titre, le France-Suède de ce soir fait partie de ces événements qui propulsent le sport au-delà de lui-même. L’aventure d’abord. Dans une société où les rôles sont si souvent distribués à l’avance, l’aventure plaît quand elle raconte une histoire humaine, inattendue et imprévue. La logique de la performance - ce mot si souvent vénéré - aurait voulu que cette équipe perde. Schéma bousculé. Dans un monde où l’individualisme forcené tient la plus haute marche du podium des valeurs, l’aventure plaît encore plus quand elle est celle d’un sport collectif, d’un groupe qui ne jure que par les mots amitié et solidarité, d’une équipe composée de seize personnalités bien affirmées, quelques coqueluches, mais aucune vedette qui roule des mécaniques.

Son plaisir de jouer fait plaisir à voir, et en plus, même si l’on devine que ces grands garçons ne sont pas des smicards, on sait très bien que la place de l’argent dans ce sport est à des années-lumière de ce qu’il atteint dans le foot ou le tennis. Par cette somme de rencontres éthiques, le parcours de cette équipe de France cristallise bien des antidérapages. Avec l’avantage de la mémoire. Oui, oui, la mémoire. Car lequel d’entre nous, dans la cour goudronnée du collège ou du lycée, du gymnase quand il y en avait un, n’a pas appris à lever les bras quand ceux d’en face attaquent, à éviter de dribbler deux fois de suite, à ne pas faire de passe à son gardien, à ne pas faire plus de trois pas balle en main sous peine de « marcher », et, pour les plus assidus des clubs ASSU, à tirer en extension pour s’ouvrir des angles.

Victime d’avoir été enfermé dans les enceintes scolaires et universitaires, le hand a pour lui cet atout de la mémoire, et les premières victoires de l’équipe de France ont déclenché dans des millions de têtes un magnétoscope qui a tout remis en place : les règles, les réflexes, les tactiques de jeu, les bons coups et les moments où l’on vibre. Ce soir en sera rempli. Quand tout se joue sur un match, les calculs de boutiquier n’ont plus de place. Le groupe entraîné par Daniel Costantini n’a aucune raison de ne pas rechercher d’abord ce plaisir de jouer qui lui a si souvent réussi depuis le début du tournoi. L’adversaire est certes redoutable. Les grands blonds de Suède sont champions du monde en titre, et pas le genre à badiner à ce niveau de la compétition. On voit mal alors qui en voudrait à l’équipe de France de ne pas gagner son passeport pour la finale de samedi. Ce pardon acquis d’avance est peut-être son meilleur atout.

De l’un de nos envoyés spéciaux à Barcelone Gilles Smadja

Article paru dans l'Humanité édition du 6 août 1992.